Dominique Robert nous livre ici ses premiers souvenirs du Club Méditerranée. D'abord en tant que GM avec ses parents, puis comme GO que ce soit à la voile ou dans la cabine son. Ses 'mémoires' nous permettent de revivre l'atmosphère du Club Méditerranée des années 60 et 70 Certaines photos de ce reportage peuvent être affichées en grand. Pour cela, il suffit de cliquez sur l'image, une popup s'ouvrira !
Mes étés au Club
Caprera, Donoratico, Santa Giulia
Dominique R.
N |
ous sommes allés pour la première fois au Club en août 1966 (j’avais 10 ans). Avant cela, nous passions le mois à Aiguebelle, sur la Côte d’Azur, à côté du Lavandou. Il y avait, sur la plage, une petite école de voile dont la flotte se résumait à deux ou trois Ponant, lourds dériveurs locaux aux petits focs de couleur. C’est sur l’un d’entre eux que je fis mon apprentissage de la voile. Ce Ponant s’appelait Karik et était reconnaissable de loin à sa coque bleue. J’ai oublié le nom de mon moniteur (était-ce Guy?), mais je me rappelle très bien du petit opuscule à couverture bleue intitulé Initiation à la voile, acheté au Lavandou, à la maison de la presse, et qui fut mon tout premier « bouquin de voile ». L’auteur en était un célèbre Hyérois, Yves-Louis Pinaud, entraîneur des équipes olympiques et auteur de Pratique de la voile, qui fut la Bible du pratiquant de la voile légère pendant les années 70 et 80, comme le Cours de navigation des Glénan l’était pour les tenants de la voile hauturière.
Dominique à Caprera, à la barre d’un 420, en 1968
C’est à cause de cette passion pour la voile que nous abandonnâmes la Côte d’Azur : les leçons de voile coûtaient cher et c’était l’époque où la formule «tout est compris dans le forfait» commençait à être largement popularisée par le Club Méditerranée. C’est ainsi que nous fîmes au Club notre premier séjour à Cefalù en Sicile, en 1966. Me souvenirs de bateau là-bas sont plutôt vagues—ce n’était pas vraiment un village de voile, mais plutôt de plongée. En revanche, je garde distinctement le souvenir du petit bungalow de bois sombre que nous habitions (pas une case), des énormes rochers ronds que je m’amusais à escalader dans les environs et du voyage de deux jours en train spécial pendant lequel des hystériques en paréo descendaient sur chaque quai de gare pour danser l’Agadou pratiquement jusqu’à Paris.
Carte de membre des années 70, moins grande et luxueuse
que celles des années 60, qui étaient entièrement plastifiées
Dîner à Cefalù, à l’évidence une soirée costumée allait suivre…
Ce premier séjour au Club ouvrit une série d’une dizaine d’étés, puisqu’en 1976 nous étions encore à Donoratico, pour la dernière fois je crois. Ces étés se sont concentrés sur trois villages renommés pour la qualité de leur école de voile: Caprera en Sardaigne, Santa Giulia en Corse et Donoratico en Toscane.
À Caprera, préparation d’un 420
Notre second séjour fut à Caprera, où les cases polynésiennes très rustiques, et que l’on « civilisait » à grands renforts d’accessoires improvisés ou, pour les vétérans, apportés de Paris, étaient disséminées sous une vaste pinède dont les aiguilles tapissaient presque uniformément le sol.
C’est là, en 1967, que je me liai d’amitié avec Erik Røden-Pascoli, un Italo-Danois à barbe et cheveux roux, fils d’ambassadeur qui vivait alors aux Saintes sur un bateau (baptisé Oukalè ?, c’est-à-dire « Où vas-tu ? » en créole) qu’il rafistolait dans la plus pure tradition des Moitessier et autres Wakelam. Il passait l’été en Europe en enseignant la voile au Club et je devais retrouver son nom quelques années plus tard, puisqu’il s’aligna au départ de la première course autour du monde en équipage (la « Whitbread », du nom de son sponsor principal, un brasseur anglais) comme skipper de Tauranga, un Swan 55 qui perdit malheureusement un équipier dans l’océan Indien. Erik aimait à ce point la voile que pendant ses jours de repos, il partait souvent se promener en solitaire sur une baleinière. Ces canots de dix mètres gréés en yawl étaient en fait des dériveurs lestés en bois, de construction traditionnelle, lourds et indestructibles, dotés d’une barre franche mais totalement dépourvus de tout accastillage et habituellement menés par des équipages d’une douzaine de débutants. Les conduire en solitaire était un tour de force, sans parler des prises de corps mort au retour !
Dans la cabine de son à Donoratico
J’eus la chance qu’il s’entiche de moi jusqu’à me proposer de participer avec lui aux traditionnelles régates hebdomadaires des dériveurs légers qui constituaient le point d’orgue de la semaine de voile. Ces dériveurs étaient, à l’époque, des 420, dont la légèreté et la vivacité à la barre étaient à des années-lumière des Ponant de mes débuts, qui ne pouvaient s’exprimer que dans la brise. Erik et moi sur un 420, c’était très bien dans le petit temps, mais lorsque la brise soufflait (ce qui était souvent le cas dans cette île située à l’entrée des bouches de Bonifacio), il n’hésitait pas à me faire enfiler l’un par-dessus l’autre deux gros pulls marins préalablement plongés dans l’eau de mer pour les lester et ainsi accroître mon faible poids. Un après-midi, lors d’une régate particulièrement ventée, nous chavirâmes plus vite que notre ombre et je me revois encore en train d’essayer de nager pour rejoindre le bateau avec mes deux pulls sur le dos, cramponné au safran qui s’était évidemment détaché dans le chavirage…
Caprera, sur le caïque Cucciolo (« chiot » en italien !)
Caprera, sur la terrasse du bar
En 1968, nous retournâmes à Caprera pour la seconde fois. Les « événements de mai » s’étaient résumés pour moi à six semaines de vacances supplémentaires, avec de temps en temps le spectacle inquiétant (mais en vérité passionnant) d’une voiture en flammes, au loin sur le cours de Vincennes, et quant au site du village, il était toujours aussi merveilleux, avec sa petite baie et les deux îlots pelés qui en occupaient le centre. Sur un des côtés de la baie, à droite en regardant vers le large, de nombreuses petites échancrures s’ouvraient entre les rochers, comme autant de plages minuscules au sable blanc et fin, à l’eau bleu turquoise comme dans les films. Au-dessus, tout en haut de la montagne, se détachaient les restes impressionnants du fort Garibaldi où je me souviens d’avoir bivouaqué une nuit, sans doute avec un groupe du mini-Club.
Je n’ai jamais eu envie de faire partie du mini-Club et je considérais leurs activités avec mépris : moi, je faisais de la voile « avec les grands » et je n’avais aucune envie de me retrouver entassé dans une pataude Caravelle avec une demi-douzaine de gamins qui ne savaient pas faire marcher un bateau !
Après les deux îlots, dont la présence imposait parfois des parcours de régate assez anticonformistes, s’ouvrait « le large ». Des bouées noires marquaient la limite au-delà de laquelle les petits dériveurs n’avaient pas le droit de s’aventurer, sauf en régate ou en groupe. Je me souviens qu’un jour, tous les bateaux du Club avaient participé à une régate organisée par le yacht-club de La Maddalena, la grande île voisine reliée à Caprera par un petit pont routier. Nous étions partis le matin en convoi avec des canots à moteur d’escorte et des provisions et n’étions revenus au village que très tard dans la soirée. Je ne me souviens pas que nous ayons porté les couleurs du Club particulièrement haut ce jour-là, mais au moins avons-nous passé une bonne journée à régater dans des eaux nouvelles.
Il fallait aussi se méfier des caïques, ces bateaux de pêche locaux en bois loués par le Club pour les promenades en mer quotidiennes et aussi pour faire la navette avec le port de Palau, sur l’île de Sardaigne, où les nouveaux GM débarquaient du car en provenance de l’aéroport d’Alghero. Ces commerçants pressés, qui travaillaient en transportant des vacanciers et qui étaient peu amadoués par l’ambiance du Club, traçaient leur route avec une assurance de pétrolier et méprisaient totalement les voiliers qui les évitaient parfois de justesse. Je m’étais fait un ami sur l’un de ces caïques en la personne d’un jeune chiot noir et blanc avec qui je faisais de folles parties sur le pont glissant, sous l’œil bienveillant du vieux patron pêcheur sarde.
Donoratico, apéro à la voile
Le sport à la mode consistait à s’embarquer à bord du caïque qui, chaque fin de semaine en fin de journée, remmenait les partants vers la France. On faisait semblant de partir aussi, heureux d’avoir participé aux flonflons de la cérémonie des adieux mais le cœur un peu gros d’avoir à quitter le village ; puis, à deux ou trois cents mètres de la côte, on faisait mine de s’apercevoir qu’on n’avait ni chaussures ni bagages ni aucun des accessoires qui préfigurent le retour à la civilisation… On montait sur l’étroit plat-bord et, après un dernier signe de la main, on plongeait bien loin (il fallait faire attention à l’hélice) dans l’eau tiède, savourant d’autant mieux ce sursis, ce supplément de vacances, qu’on ne pouvait ignorer les mines envieuses et contrites de ceux qui partaient vraiment, et qui auraient eu grande envie de nous imiter. Ensuite, on se laissait porter vers la terre par les vagues du sillage et on regardait le caïque s’éloigner dans la lumière chaude du soleil couchant.
Caprera, 1967 : Jacky, l’animateur, dans les bras de Czopp, chef des sports
Le site de Caprera, et en particulier sa magnifique pinède, exposait le village à un risque terrible : le feu. Il n’y avait guère d’arbres sur le reste de l’île, mais l’espèce de maquis pelé et ultra-sec n’en était pas moins un combustible de premier choix. C’est ainsi qu’une nuit nous fûmes réveillés par un brouhaha étrange du côté de la case du chef de village (sans doute Shalom Hassan), qui était proche de la nôtre. On s’agitait dans l’ombre, on percevait des bruits de pas pressés, des appels et des ordres brefs lancés à mi-voix. On sentait dans l’air comme une sorte d’anxiété chuchotée qu’il s’agissait de ne pas laisser éclater à pleine puissance de peur de déclencher un mouvement de panique dans tout le village. Nous allâmes immédiatement aux nouvelles et notre statut spécial (Maman était G.O. « au pair » ; quant à moi, je devais m’accommoder du statut humiliant d’« IMP », improductif !) nous permit d’en obtenir sur-le-champ. Il y avait d’ailleurs peu à dire, car tout se résumait à ceci : la pinède était en feu.
Terrible nouvelle ! Excitante aussi, sans doute, d’une certaine façon, mais combien alarmante ! La pinède en feu, ça voulait dire attraper à toute vitesse quelques rares objets de valeur ou de première nécessité (passeports, l’essentiel de l’argent liquide —les cartes de crédit étaient inconnues à l’époque— et autres chéquiers étaient, espérait-on, en sécurité dans le coffre-fort du village), et partir en courant, aussi vite que possible, vers la mer… J’avais déjà réfléchi à l’hypothèse d’un feu de pinède et, grâce à cette lucidité d’esprit qu’ont les enfants quand il s’agit d’élaborer les règles d’un nouveau jeu, je savais exactement par où passer, comment faire pour atteindre au plus vite une embarcation mobilisable rapidement, voire, au pire, dans quelle direction nager pour rester dans une zone sableuse et éviter les algues traîtresses et les rochers qui ne pouvaient manquer de servir de repaire à de dangereuses murènes.
C’est étrange comme certains détails vous restent en mémoire avec acuité trente ou quarante ans après les faits : je me souviens encore que cette nuit-là, il y avait de la lune, et que je me suis dit qu’on y verrait sûrement assez clair sous les pins pour pouvoir courir vite !
Cabine de son à Donoratico
Fort heureusement, ce plan ORSEC n’eut pas à mettre mis en œuvre. Les piétinements, les chuchotements anxieux, c’étaient les premiers G.O. qui se rassemblaient et passaient le mot aux autres. Certains d’entre eux, ceux qui connaissaient le mieux les confins du village et l’intérieur de l’île, furent envoyés en reconnaissance. Il y avait le feu, ça oui, c’était sûr—enfin, presque, car de là où nous étions, on ne voyait rien. Il s’agissait donc de déterminer avec précision où était ce feu, quelle était son étendue, et surtout de savoir s’il progressait et risquait bientôt de menacer le village. Avec le recul du temps, je suppose qu’une procédure d’alerte et d’évacuation avait été prévue et que les G.O. la connaissaient. Après tout, on mettait suffisamment les gens (et spécialement les fumeurs) en garde contre les risques d’incendie dès leur arrivée au village. Mais toujours est-il qu’on ne nous en avait jamais parlé, ce qui laissait à ma fertile imagination tout loisir d’échafauder des scénarii terrifiants—dont certains n’étaient sans doute pas si éloignés de ce qu’aurait pu être l’horrible réalité d’une nuit d’été où le feu, attisé par le vent et couvrant jusqu’à dix mètres par seconde, aurait consumé le village et ses habitants endormis dans leurs cases aux murs de bambou et aux toits de chaume.
L’incertitude sur la nécessité de déclencher une alerte générale dura quelques dizaines de minutes. Enfin, l’on apprit que le feu avait pris assez loin, sur la côte, où il consumait quelques hectares de broussailles. Les pompiers de La Maddalena (appelés par un G.O. à l’aide d’un des deux téléphones du village) étaient en route et la brise paresseuse qui soufflotait alors était bien orientée. Le village était sauvé.
Ce n’est que le lendemain qu’on apprit avec certitude ce qui s’était passé et l’on en fit, à la case de voile plus qu’ailleurs, des gorges chaudes : un plaisancier italien dénué de toute expérience (et de tout bon sens), parti en promenade en mer avec Bobonne sur sa vedette à moteur, était tombé en panne à la nuit. Quel genre de panne ? On ne devait jamais le savoir. Toujours est-il que, se voyant dériver vers les rochers et inspiré dès lors d’une crainte légitime pour la survie de son Titanic, eut l’idée brillante —sans jeu de mots— d’alerter les foules sur son misérable sort en tirant une fusée de détresse, alors qu’il aurait tout simplement pu mouiller l’ancre de son palace flottant.
Sa fusée, doucement entraînée par la brise paresseuse dont je viens de parler, était retombée sur la terre ferme, boutant avec enthousiasme le feu à un quelconque bosquet privé d’eau depuis six mois, et qui s’était aussitôt enflammé pour cette idée.
À Donoratico, j’arbore fièrement mon Trident d’argent
fraîchement décerné en débordant d’humour aux dépens
d’un GO Voile, Jean-Pierre Bidard
Inutile de le préciser, personne sur la Terre comme au Ciel ne vit jamais la fusée (tout le monde dormait), et par un juste retour des choses, l’Italien sans cervelle qui avait mis en danger la vie d’un millier de personnes se retrouva proprement drossé sur les rochers, son épouse et lui-même en étant quittes pour un bain de siège. Je suppose qu’il aura fait payer son bateau par l’assurance… et tiens, si ça se trouve, c’est peut-être lui qui, dix ans plus tard et toujours dans la baie de Caprera, viendra mouiller son gros diesel puant à dix mètres de mon First 42, m’obligeant à changer de place et entraînant par là-même de funestes conséquences. Mais j’anticipe, car comme disait Kipling, c’est là une autre histoire.
Caprera, présentation G.O.
Après Caprera, ce fut Santa Giulia et Donoratico, je ne sais plus exactement dans quel ordre. Grâce à des photos, je sais qu’en 1973, nous étions à Santa Giulia, et que ce n’était pas notre premier séjour.
Le village de Santa Giulia, à proximité de Porto-Vecchio, s’étalait au bord d’une baie splendide, beaucoup plus large que celle de Caprera, le village-frère situé de l’autre côté des Bouches de Bonifacio. L’école de voile était alors la plus vaste et la plus réputée du Club, avec des dizaines de bateaux modernes, des Simoun 445 et 485 (les premiers bleu turquoise, les autres gris). C’était aussi le port d’attache d’un vieux ketch habitable en bois d’une dizaine de mètres, l’Orque, qui traversait de temps à autre entre Santa Giulia et Caprera pour une sorte de petite école de croisière. À Santa Giulia, il y avait aussi de petits dériveurs pour solitaires : ce furent d’abord des Sunflower, espèce de petit engin de plage sans intérêt, puis des Laser, bateaux haut de gamme et particulièrement sportifs : être « lâché » en solo sur Laser représentait l’honneur suprême pour tout élève de l’école de voile.
Régate à Santa Giulia (je suis à la barre de ce 445)
À Donoratico, les choses étaient très différentes. C’était aussi une grande et bonne école de voile, mais située dans un contexte géographique beaucoup moins favorable. Le village s’étendait le long d’une interminable plage de sable orientée nord-sud, qui se prolongeait sur une bonne vingtaine de kilomètres. On n’avait pas l’impression d’être «chez soi» comme dans les baies de Caprera ou de Santa Giulia ; notre «territoire» était délimité, sur le sable par quelques barrières symboliques, et sur mer, par des bouées. Heureusement, les voisins étaient rares et dispersés et, de fait, la mer était à nous.
Donoratico, défilé des G.O. Voile
Cette longue côte basse et monotone n’était pas non plus favorisée par le vent, essentiellement une brise solaire peu vigoureuse, entrecoupée de journées de calme, où l’on apprenait moins à faire de la voile qu’à bien viser en balançant des écopes pleines d’eau sur les autres équipages. Quand on avait du vent, cela ne durait pas, mais présageait en revanche l’apparition d’une longue houle qui s’écrasait sur la plage en puissants rouleaux menaçants qu’il fallait escalader en tentant de maintenir son équilibre pour gagner la mer libre. À Donoratico, je retrouvai les 420, dont certains étaient, heureusement, très bien équipés, notamment pour le spi et le trapèze.
Ma progression technique s’accomplissait avec régularité. Au début de ma première saison à Caprera, un sélectionneur stupide avait insisté pour me faire partir dans la Caravelle du mini-Club où je rongeai mon frein plusieurs jours jusqu’à ce que, sur intervention maternelle, l’on consentît à me faire passer un test d’aptitude spécial qui consacra sur-le-champ mon entrée dans la cour des grands. À l’issue de cette saison, je recevais avec fierté un Trident de bronze (en y repensant, je crois que je le devais en partie à l’amical appui d’Erik), puis un autre encore l’année suivante. Je me rappelle qu’à 14 ans (soit en 1970), je reçus tout aussi fièrement mon Trident d’argent. Ces récompenses étaient distribuées en fin de séjour, au cours d’une remise de médailles organisée devant tout le village sur la piste de danse éclairée a giorno, et bien que je fasse mine de rien, je n’étais pas peu satisfait (vanitas vanitatum !) d’exhiber mes médailles au bar, après la cérémonie —d’autant plus que, pour mon Trident d’argent, le chef de village (Gilbert Héron, si je me souviens bien) n’avait pas manqué de souligner, avec le chef de l’école de voile, que c’était le première fois dans toute l’histoire du Club qu’une telle récompense était remise à quelqu’un d’aussi jeune !
Patrice Périgaud aux manettes dans la cabine
de son de Santa Giulia
Je ne reçus jamais de Trident d’or, pour la bonne raison que, dès l’année suivante, j’étais officiellement promu au rang de G.O. Voile, là encore le plus jeune moniteur que le Club ait connu (il est vrai que je ne m’occupais, pour l’essentiel, que des inscriptions et de la distribution du matériel…). Dans mon esprit, accéder au monitorat supposait qu’on était encore au-dessus du Trident d’or, puisque c’étaient les moniteurs qui les décernaient… mais je dois avouer, pour être honnête, que j’étais quand même un peu frustré d’avoir brûlé les étapes, à tel point qu’un jour, je chipai un Trident d’or dans la case de voile pour me l’octroyer à titre officieux ! Je l’ai toujours, quelque part dans une boîte…
Par manque de points de repère, il m’est aujourd’hui pratiquement impossible de situer chronologiquement les différents étés les uns par rapport aux autres. Pendant toutes ces années, j’ai été moniteur de voile mais je n’en garde que des souvenirs dispersés. Je me souviens d’une saison à Donoratico où je peinai plusieurs semaines en Caravelle avec des Cours 1 ou 2, avant de parvenir, par le jeu des rotations, à m’emparer du Cours Compétition, que je ne lâchai plus pendant plusieurs semaines. Avec le Cours Compétition venaient non seulement les élèves les plus intéressants et les meilleurs bateaux, mais également le privilège de faire au tableau noir des cours théoriques de bon niveau devant une assemblée d’adultes attentifs (pensez, j’avais 15 ou 16 ans !), de mouiller des bouées pour mettre en place des parcours de régate en fonction du vent, d’organiser ces régates et de juger les résultats (avec disqualifications éventuelles de certains équipages pour manquement aux règles de course, quelle belle revanche sur le surveillant général du lycée !) et surtout, surtout, de conduire le Zodiac avec son puissant moteur Johnson de 40 CV dans lequel je parcourais en tous sens le plan d’eau à la vitesse de l’éclair, bout’ du coupe-circuit autour du poignet, chronomètre en main, œil d’aigle et réprimande aux lèvres. La perspective de randonnées rapides dans le vrombissement du moteur attirait fréquemment à mon bord de gracieuses naïades et autres hétaïres préoccupées de parfaire leur bronzage, et que mon (relativement) jeune âge ne semblait nullement rebuter. Mes élèves, qui auraient tous pu être mon père, me respectaient et, je crois, m’aimaient bien : même à sec de collier-bar, je ne restais jamais longtemps sans un succo di pera, voire même, le soir tard, une grappa… À défaut d’être le roi du village, que de merveilleux souvenirs de vacances !
Chavirage en régate à Santa Giulia
Le dimanche, après avoir accueilli les nouveaux GM, je partais en solitaire à bord d’un 420, revêtu de ma combinaison de plongée toute neuve (achetée essentiellement pour me dispenser du port humiliant du gilet de sauvetage), et j’envoyais le spinnaker avant de monter au trapèze en barrant avec l’immense stick que j’avais passé des heures à polir et à vernir amoureusement dans l’atelier. Une fois la toile bien établie, les écoutes de grand-voile et de foc dans les taquets coinceurs et l’écoute de spi en main, je filais sur l’eau, pendu à mon crochet de trapèze, en me disant que, compte tenu de mon âge et de ma force, cette performance équivalait bien à celle d’Erik seul à la barre de sa baleinière ! Je savourais ces moments de calme solitude, non sans appréhension à la perspective de devoir quitter le trapèze, affaler le spi, ranger le tangon et les bras, avant de pouvoir virer de bord (une besogne qui occupe normalement deux personnes à plein temps !) avec ce stick immense qui traînait dans l’eau.
Santa Giulia : mariage de Maurice Libermann et d’Irma Nies. Maurice était un ami
de Jean-François Dayan, chef de village (en chemise sombre), alors marié
à Sylvie Trigano. Maurice et Jean-François étaient deux de nos amis parisiens de longue date
Mes souvenirs de Santa Giulia sont tout aussi dispersés. Je me revois en train d’intriguer pour obtenir « mon » 485 avant le départ d’une régate, réglant amoureusement la quête du mât et émerveillant à peu de frais mes équipiers moins passionnés, qui insistaient pour partir avec moi, car nous gagnions toutes les régates (sans doute autant à cause de mon faible poids que de mes compétences supposées !). Je me revois à la barre dans le tout petit temps, martyrisant mes équipiers en les forçant à s’allonger sous-le-vent, au fond du bateau, dans les positions les plus inconfortables, avec interdiction d’en bouger d’un poil, répartition des poids oblige… Bien que nous passions généralement la ligne d’arrivée en tête, je me demande encore comment ils ont pu endurer tout cela sans jamais se rebeller ni me traiter de sale gamin ! Je suppose que mon air sérieux devait les impressionner… ou les amuser.
En régate à Santa Giulia
Je me revois aussi sortant dans la baie en Laser, par fort libeccio, partant dans d’interminables et enivrants plannings au largue, pour chavirer brutalement devant la jetée, et réussir à sauter sur la dérive et à redresser le bateau sans avoir mis ne fût-ce qu’un pied dans l’eau. De la terre, ça devait paraître spectaculaire et démontrer une maîtrise technique peu commune… Moi, je faisais comme si c’était facile, je cachais soigneusement mes bleus et je m’efforçais de conserver une démarche souple en dépit de mes courbatures.
Petit à petit, j’épuisai les charmes du dériveur. Je continuais à faire de la voile, par obligation, comme cet été à Donoratico où j’étais désespérément coincé sur Caravelle tout en passant le plus clair de mon temps dans la cabine de son, parvenant à me faire accepter comme troisième homme par la grâce d’un ingénieur du son spécialement paresseux. C’est ainsi que, par la suite, je passai plusieurs étés, toujours à Donoratico que décidément nous aimions bien, comme ingénieur du son, poste qui fut au cœur de ma seconde carrière de GO (Alain Belz, à l’époque, était le patron « son et lumières » place de la Bourse).
En 1982, je revins à Caprera, site idéal, site enchanteur et tellement chargé de souvenirs. Mais cette fois, j’y revins de la meilleure façon possible: en bateau. Lors d’un de mes premiers séjours, j’avais eu la surprise, une fin d’après-midi, alors que la chaleur s’atténuait et que s’annonçait une nouvelle soirée délicieuse, de voir entrer dans la baie, à la voile s’il vous plaît (mais vent arrière, il est vrai), un immense sloop au pont de teck et aux superstructures vernies —le temps n’était pas encore aux flush-decks inspirés des racers océaniques. Des hommes d’équipage en uniforme blanc manœuvraient sans bruit, sans cris, pendant que les passagers, un verre à la main, admiraient le spectacle sur les coussins moelleux qui garnissaient le vaste cockpit.
Gitana sortant du goulet de Caprera
Sitôt le grand bateau mouillé, un petit groupe de G.O. Voile s’entassa dans un Boston Whaler pour aller en reconnaissance ; il aurait fallu m’assommer pour que je n’en fasse pas partie ! Nous restâmes respectueusement à distance, sentant bien qu’avec nos pieds nus, nos T-shirts tachés de sel et (pour les plus âgés) nos barbes douteuses, nous n’évoluions pas dans le même monde que ces gentlemen-sailors. Même les marins semblaient nous toiser (les deux mètres de franc-bord y étaient sans doute pour quelque chose) et craindre que nous perturbions la félicité de leurs patrons avec notre bruit de moteur, ou que nous emmêlions notre hélice dans leur mouillage.
Le nom du bateau, gravé en lettres d’or, que je lus sur le tableau arrière, Gitana, ne me disait rien à l’époque. Sans le savoir, alors que je m’agrippais au frêle bastingage du Whaler tout en assimilant fébrilement des dizaines de gros plans mentaux des barres de flèche, des winches, de la bôme à rouleau et autres détails de l’accastillage, je venais d’approcher de plus près que je ne le ferais jamais un des grands noms du Gotha de la voile: Edmond de Rothschild. Quelques années plus tard, je reverrais d’autres Gitana en d’autres lieux : Hyères, Porto-Cervo, Cowes. Je régaterais aussi contre eux, à l’occasion, mais sans que jamais le propriétaire soit à bord.
Ce propriétaire-là était, à l’évidence, moins snob que nous autres pauvres gueux de la voile ne le pensions. J’aurais dû m’en douter : quand on est ultra-snob, on ne vient pas passer la nuit en face d’un village du Club Méditerranée où il n’y a même pas de terrain de golf, s’exposant ainsi, à tout le moins, aux pollutions sonores variées du restaurant, de la piste de danse, du spectacle, puis du night-club, et ce jusqu’à une heure avancée… le tout sans parler des énergumènes qui prennent de sonores bains de minuit en costume d’Adam (et d’Ève!) et sont capables de venir nager dans cet appareil jusque sous votre poupe !
Non, il n’était pas snob, Monsieur de Rothschild. Certes, on ne le vit pas éponger le piètre vin de Sicile au restaurant du Club, à l’une de ces tables carrées de huit personnes qui constituaient une des traditions conviviales de l’époque ; on ne le vit pas non plus danser le populaire Agadou au milieu des G.M., après le spectacle. En revanche, le bruit courut qu’il avait invité à son bord le chef de village, et même notre bien-aimé chef de voile. Certains dirent même qu’il n’avait invité le premier que par respect des préséances, alors qu’il ne voulait en vérité que parler bateaux avec le second. Non, il n’avait pas voulu voir le gestionnaire du village, ni le caissier, ni le responsable du trafic, bref aucune de ces professions qui pouvaient, de loin, présenter quelques atomes crochus avec ses activités —il avait voulu voir le chef de voile parce qu’il aimait les bateaux, grands et petits, nobles et moins nobles.
Décidément, j’aurais dû le savoir : on ne fait pas entrer un sloop de trente mètres à la voile dans un goulet aussi étroit (alors qu’on a certainement un très bon moteur à sa disposition) si l’on n’aime pas vraiment la voile. Et on ne l’en fait pas sortir de la même façon le lendemain—mais au louvoyage, cette fois, avec un virement de bord toutes les trente secondes! J’ai encore des photos pour le prouver.
Avant et après le moment de gloire de Gitana, d’autres voiliers de croisière étaient venus mouiller dans cette baie unique. Il y avait eu l’Orque, dériveur lesté aux formes rondes d’une dizaine de mètres, en bois moulé, appartenant au Club, et qui, comme je l’ai déjà dit, servait d’école de croisière entre Santa Giulia et Caprera. Il y avait eu ce vieux côtre breton retapé avec amour par deux Parisiens avec lesquels je m’étais lié d’amitié. L’un deux, Claude Thellier, travaillait chez Potel & Chabot et habitait dans le 12ème, avenue Arnold-Netter, à deux pas de chez nous. Nous nous revîmes plusieurs fois et c’est lui qui m’emmena pour la première fois au Petit Colombier, où je devais retourner bien des années plus tard pour un dîner de Noël organisé par la société d’avocats par qui je travaillais alors.
Préparation d’un 420 sur l’immense plage de Donoratico
Toutes ces apparitions de voiliers hauturiers dans les eaux que je ne parcourais qu’en dériveur ne m’avaient pas, à l’époque, réellement donné envie d’arriver moi aussi, un beau soir, du large. Les souvenirs, les images que j’emmagasinais ainsi dans le désordre, ne devaient se cristallier pour de bon qu’en 1981.
Cette année-là, je revins passer deux semaines à Caprera avec une amie, Joëlle. J’étais venu « en terrien » et je n’avais guère fait de bateau cet été-là. Le village n’avait guère changé, les caïques étaient presque tous là, et j’avais l’impression d’avoir remonté le temps. Un jour, à la fin des vacances, nous fîmes une promenade en mer (mais oui!) sur l’une de ces baleinières qu’Erik empruntait pour sortir seul. Nous allâmes donc en groupe passer quelques heures sur une plage que je connaissais bien, tout au bout de l’île, et nous ne revînmes, faute de vent, qu’à la nuit tombante.
Caprera, 1981
Joëlle et moi étions assis à l’avant, et je regardais les criques, les pointes rocheuses et les îlots défiler lentement par le travers; à chaque minute, les détails de la baie de Caprera se faisaient plus nets dans la riche lumière du soir et les premières effluves de la pinède parvenaient déjà jusqu’à nous. C’était un instant unique, paisible, la promesse de l’escale après les fatigues du voyage, l’ancre qui transperce la surface au coucher du soleil et les premières lumières qui s’allument sur la côte. J’étais comme dans un rêve, du genre Capitaine Troy et Aventures dans le Pacifique.
C’est à ce moment-là que quelqu’un, à l’arrière de la baleinière, se mit à raconter d’une voix de stentor une histoire belge qui déchaîna les rires de tous nos compagnons de promenade. L’histoire était très drôle, mais je me promis qu’aux vacances suivantes, je reviendrais ici avec mon propre bateau, à la même heure, et avec l’autorité suffisante pour balancer par-dessus bord quiconque raconterait une histoire belge au mauvais moment.
C’est ainsi que, dans la douce tiédeur d’un crépuscule aoûtien, prirent fin mes étés au Club, entre Sardaigne, Corse et Toscane. Un autre chapitre de ma vie allait s’ouvrir, mais celui dont j’écrivais les derniers mots me laisserait des souvenirs impérissables. D’une certaine manière, c’était sur mon adolescence que le rideau tombait.
fin
(c) 2015 Dominique Robert